Lyon, 19ème Siècle. Entre Saône et Rhône, face à Fourvière, la "colline qui prie", se dresse la Croix-Rousse, la "colline qui travaille": la manufacture des étoffes de soie occupe en cette première moitié du XIXe siècle plus de 80 000 personnes, soit la moitié des habitants de l'agglomération lyonnaise.
Cette activité commerciale est très organisée et hiérarchisée: en haut de l'échelle, un millier de "négociants", ou "marchands-fabricants" (dits "soyeux"), qui ne fabriquent rien du tout mais achètent la matière première (Chine, Japon, voire Italie - le rendement de la sériciculture française étant nettement insuffisant) et la font préparer avant de la confier aux ateliers de tissage. A la tête de chaque atelier, un "chef d'atelier" ou "maître-ouvrier", propriétaire de son (ou ses) métier (s), transforme la matière brute en étoffes, avec l'aide, souvent de son épouse, voire de ses enfants, et parfois de compagnons qu'il loge souvent chez lui. Ce sont ces ouvriers tisseurs, chefs d'atelier ou compagnons, que l'on appelle les "canuts".
Au milieu du XIXe siècle, on comptait environ 8000 chefs d'atelier à Lyon, dont la moitié à la Croix-Rousse, et près de 40 000 compagnons.
Tout au long de la montée de la Grande côte, dans la cour des Voraces et dans de nombreuses petites rues de la Croix-Rousse, on entend résonner le " bistanclaque-pan" des métiers à tisser.

Souvent, et notamment avant l'invention du métier Jacquard, le travail se fait en famille: la femme du canut, la "canuse", prépare les fils de chaîne, et ses enfants sont "tireurs de lacs". La haute taille de ces métiers (environ 4 mètres) justifie la hauteur de plafond que l'on peut toujours observer dans les anciens ateliers de la Croix-Rousse encore existants et aujourd'hui, transformés en appartements, fort prisés par l'immobilier. Chez le "canut", tout se trouve dans la même grande pièce principale: les métiers occupent presque tout l'espace, tandis qu' une soupente aménagée à la hauteur de la partie supérieure des métiers sert de chambre à coucher et que la partie inférieure est utilisée pour la cuisine.

Les conditions de vie des canuts ne sont pas toujours faciles: soumis aux lois du marché, de l'offre et de la demande, leur situation est souvent précaire: il arrive que l'ouvrage vienne à manquer et c'est la "meurte": la morte-saison. Un métier coûte cher à monter et à entretenir, il y a les compagnons à payer, les dates de livraisons à respecter, et les journées de travail sont souvent très longues: 14 à 16 heures par jour, voire davantage lorsqu'il s'agit de livrer une commande à temps...
Le travail est payé, non à la journée, mais à la pièce; les maîtres-ouvriers se concurrencent entre eux pour obtenir le travail, ce qui arrange bien les fabricants et concourt à maintenir les bas salaires.

Si les femmes et les compagnons connaissent toujours des conditions de vie très précaires, certains canuts, notamment les propriétaires d'ateliers faisant marcher 4, 6, voire 8 métiers (rarement plus) savent fort bien se rendre indispensables et "vendre" leur savoir-faire, et arrivent à représenter une certaine "aristocratie ouvrière": ces classes "supérieures" de canuts ont leurs cafés distincts où ils tiennent leurs réunions, et même leurs épouses contribuent par la sélectivité de leurs fréquentations (seulement entre propriétaires "du même niveau") à maintenir cet état de couches sociales au sein même de cette population laborieuse..

Ceci ne correspond ainsi pas forcément à la misère la plus prolétarienne qu'ont décrite de façon généralisée certains historiens; ceci d'autant qu'en ces années 1830, la reprise du commerce international et en particulier les commandes américaines semblaient favorable au commerce de la soie.
Cependant ce n'est qu'avec plus d'impatience et de colère que cette "élite" subissait l'injustice et l'injure de la part des fabricants; toutes les "classes" de canuts se retrouvèrent donc quand il s'agit de se dresser contre eux.